Il se faisait chier. Ça changeait pas de d'habitude, en fin de compte. Nonchalamment accoudé sur son bureau, les joues fatiguées s'empalant sur ses poings, sa seule maigre compagnie n'était autre que l'horloge, là, accrochée en haut du mur. L'horripilant son des aiguilles lui donnait envie de tuer quelqu'un ; malheureusement, il n'avait pas le droit de décrocher la pendule et de la jeter par la fenêtre. Et puis, Everest ne souhaitait pas réellement se faire enguirlander par un supérieur, alors il faisait le sage. Même s'il donnerait tout pour pouvoir exploser quelque chose pour y passer ses nerfs.
L'arrivée de quelqu'un le canaliserait ; cependant, il n'aimait pas les gens, et ne se faisait pas prier pour le faire comprendre. Le blond était le parfait stéréotype de l'asocial qui ne veut pas d'amis ; bien qu'il en avait. Un peu. Enfin, des connaissances. Voilà ; rien de plus. Des collègues ou des patients fidèles, à la limite. Ouais, il ne voulait pas reconnaître les faits, pourtant si simples. Borné et con.
Notre salaud préféré souffla d'ennui, et tandis qu'il s'apprêtait à se lever de sa chaise pour se dégourdir les jambes, le bruit strident et désagréable de la porte qui s'ouvre le stoppa dans son mouvement, se rasseyant instantanément. Oui, un étudiant ! Pour qu'il puisse s'en servir comme d'un punching-ball ! Ses lèvres s'étirèrent dans un sourire mauvais, les yeux vissés sur la silhouette qui se présenta à lui, et . . .
— Ah . . .
Quelle déception. Il avait fallut que cela soit cet élève-ci. La première fois qu'il l'avait vu, dans les couloirs, l'infirmier avait eu un mauvais pressentiment qui n'avait fait que de se confirmer par la suite. Un maître en terme de rentre-dedans ; il n'avait jamais rien vu d'aussi indiscret et beauf à la fois. Il n'avait pas la moindre honte, sérieusement, d'ouvertement draguer des membres du personnel, bien plus vieux que lui ? Des hommes, de surcroît. Il voulait s'enfoncer tout seul dans une sale réputation, comme un grand ? Si c'était son but, il s'y débrouillait comme un champion. Comment il s'appelait, déjà ? Charlie ? Pas du tout coréen ou même asiatique, comme appellation ; à moins que ça ne s’écrive Shar-Lee ? Ou une autre de ces merdes, là. Nan, vraiment, la gueule des noms de ce pays lui faisait perdre foi en l'humanité. Soupirant mentalement, il le regarda s'installer sur le siège en face de lui.
— Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? Pas le temps de vouvoyer des sales gosses.
Charlie a quelque chose à faire. Quelque chose de très important, plus important que ses révisions visiblement parce qu'il a tout laissé en plan dans la salle d'études. Qui viendrait lui dérober ? La Corée est un pays sûr après tout. Voguant sur cette idée, il trottine dehors et laisse le soleil réchauffer sa peau. Il jalonne l'allée principale et alors qu'il rejoint un groupe étudiant pour s'esbroufer de son dernier tiktok qui a percé ou fait des signes de loin à ceux qu'il croise, Charlie oublie déjà son premier objectif.
Cela dit, apercevoir une armée de gens galoper dans un rythme effréné les uns derrière les autres à travers les grillages de sécurité, leur pas soulevant des copeaux de pelouse fraîchement tondu, lui remet vite les idées en place.
Sa dispense de sport ! Vous imaginez Charlie faire du sport ? Moi non. La sueur qui trempe les nuques puis le dos et fait naître les auréoles sur les vêtements, quelle horreur ! Ce chacal limite ses efforts, courir après le vent n'est qu'une activité réservée à ceux ayant abandonné leurs facultés cérébrales. Très peu pour lui qui préfère courir derrière ses prétendantes et prétendants, c'est bien moins fatiguant !
Il s'élance dans l'Aile Nord et grimpe deux trois marches en fredonnant. Il peut bien faire cet effort pour celui qu'il va voir, bien que ce ne soit pas du tout significatif pour ce dernier. Devant la porte aussi immobile et vivante que le mec qui se tient derrière, le chacal ne frappe pas, non c'est trop surfait, il rentre comme dans un moulin.
- Saluuuuuut !
L'infirmier est un étranger comme lui et sait parler américain le bougre. Alors naturellement que Charlie a balancé ses salutations dans sa langue natale. Une colonne de frisson remonte le long de ses vertèbres alors qu'il s'apprête à faire tourner en bourrique son interlocuteur. Il s'est tellement pris d'affection pour l'ours grincheux qu'il pétille déjà d'impatience de lui parler.
- Alors en fait la dernière fois tu vois j'ai voulu faire un tiktok trop stylé et je suis monté sur le muret de l'extérieur du bâtiment, j'ai mis des effets trop stylé et j'ai fais un montage de dingue et tout enfin c'est pas moi qui l'ait fait en fait parce que je sais pas trop comment on fait et c'est un peu long je dois dire. Mon colloc de chambre le fait et ça gère trop, on dirait un vrai clip, faudrait que je te montre et c'était quoi la question déjà ? AH oui ! et comme il a plu, j'ai glissé. C'est la sécheresse depuis deux jours, mais Charlie a une parade à ça. Il dira que c'est juste le jardinier qui a arrosé le parterre de fleurs trop près de lui. Du coup mon téléphone va bien et mes chaussures aussi oulala j'ai eu tellement peur ahah, tu sais cette paire c'est celle que je porte là, elles sont sorties y a quinze heures et comme j'ai commandé à l'avance avec mon ticket de réservation, j'ai pu les porter parmi les cent clients les plus rapides !... Ah oui ! J'ai mal à la cheville et je peux pas courir.
Pas de formalités de politesse entre eux. C'est quelque chose qui n'existe pas en Europe et le statut de l'âge encore moins. Et ce qui existe encore moins, c'est la vérité dans la bouche de Charlie. Non c'est beaucoup trop pessimiste, en réalité, il préfète le terme de vérité créative. La preuve, en fait, il s'est juste vautré dans les escaliers en loupant une marche puisqu'il a toujours le nez sur ses écrans.
- Et donc j'ai besoin d'une dispense de sport et d'un massage aussi !
Bruh. Il avait pas payé pour cette merde. Enfin, à aucun moment il avait déboursé de l'argent, mais vous avez compris. Le seul truc positif, avec ce con, était qu'il était également Américain ; et parlait donc anglais. Le blond n'avait alors pas à se faire chier pour parler dans cette langue bizarre. Néanmoins, il y avait un point noir : Il ne pouvait pas l'insulter en cachette – chose qu'il adorait faire avec les autres étudiants –. Décevant. De son air éternellement blasé, il croisa les bras sur sa poitrine et le regarda froidement.
— J'm'en fiche. Autant être clair. On te demande juste de décrire ta blessure ou ton allergie, pas de nous citer un roman entier. Surtout s'il est aussi chiant, putain.
L'infirmier était d'une franchise ahurissante et, croyez-le ou non, il l'était très rarement en présence des élèves. Choquant, n'est-ce pas ? Trahison, disgrâce. Il était certes con, mais pas totalement non plus : Il savait qu'on pourrait le virer pour son vocabulaire très raffiné. Néanmoins, Charlie était un de ces cas particuliers avec lesquels il se permettait d'être plus cash. Un pressentiment, sans doute. Deux abrutis ne peuvent se dénoncer l’un l'autre, n'est-ce pas ? Soupirant, il ne chercha pas à comprendre plus loin les intentions de son interlocuteur, et se leva de son fauteuil pour venir fouiller dans un placard plein de feuilles et de classeurs. Quelques secondes plus tard, il était de retour avec un papier dans les mains qu'il plaqua sans vergogne contre sa table. Il rempli les quelques champs auxquels il pouvait répondre – lui offrant au passage sa plus laide écriture de médecin – avant de ne le tourner pour qu'il soit face à Charlie, lui passant un stylo dans le même temps.
— Ta dispense. Tu dois juste écrire ton nom, ta classe, le délai que tu veux et signer en bas.
Il n'avait pas envie de s'enquiquiner avec les dates ; le brun mettra ce qu'il voudra, et basta. Il était bien assez grand pour faire ça tout seul, non ? Du moins, physiquement. Car mentalement . . . Voilà. Everest avait encore des doutes. Il le jugeait aussi bête que Fidji ; et ça, c'était pas bon signe. Mais il y avait-il un minimum de bon présage, avec lui ? Nan, que dalle. Le vide, le néant.
— Tu m'as pris pour ton kiné, sérieusement ? Il grimaça, avant de n'afficher un sourire de démon. Mais si tu tiens tant au fait que j'te défonce le dos, on peut s'arranger.
Tout ce que ce gars voulait, c'était un punching-ball, non ?
Charlie partage quelque chose avec lui, une ressource bien plus ancrée que d'être simplement beau gosse ou intelligent. Non pas que ces critères soient exclus chez Ever, --ouais ça commence déjà à le nommer familièrement-- mais lui et Charlie connaissent la même répartition linguistique. De ce fait, leur culture se ressemble et c'est pour ça que l'Américain ne sent pas offenser par l'attitude franche de l'infirmier.
Bien au contraire.
- MDR, t'es sacrément drôle toi !
Au moins, la pique du blond aura eu le mérite de lui faire fermer sa gueule. Mais ce n'est pas de la faute de Charlie s'il est trop insouciant pour réellement prendre en compte les remarques acerbes qu'on lui assène. Négligeant totalement le côté expéditif qu'essaye Ever de donner l'allure à cette conversation sans queue ni tête, le chacal rebondit sur la première tranche de la remarque.
- Décrire mon allergie ? Mdr ça me rappelle qu'une fois, je voulais passer ma main dans mes cheveux, mais machinalement tu vois ? Et y avait une guêpe qui m'a piqué et dans la nuit, j'ai senti ma gorge enflée, j'avais un de ses mal de crâne, une migraine affreuse ! Et puis, je pensais que j'étais allergique au venin de guêpe, alors j'ai appelé le SAMU pour aller aux urgences et tu vas rire ahahah mais en fait, j'ai eu une angine blanche qui s'est déclarée au même moment parce que j'ai pas mis d'écharpe pour sortir dehors, mais je vois pas pourquoi j'en aurai mis une, il n'y en avait aucune qui allait avec la couleur de ma veste.
Fashion victime jusqu'au bout des ongles et hypocondriaque par-dessus le marché, Charlie est le genre de star précieuse qui se met un pansement sur le visage quand il a un bouton, préférant feindre une coupure plutôt qu'avouer avoir un shtar de ouf sur la gueule.
Il sous-estime aussi le froid coréen et sa connerie a bien failli lui faire attraper une pneumonie.
Puis soudain, un éclair jaillit devant lui.
- Mais t'es un ouf toi !!
S'exclame le chacal en ricanant lorsque l'infirmier tonne de sa dextre contre le dos du bureau. Feuille de papier entre les doigts, Charlie parcourt rapidement les lignes qui le compose. Pouvait-il vraiment écrire ce qu'il voulait ? Pourquoi avait-il l'étrange, vraiment étrange, sensation qu'Ever se débarrassait de lui ? N'étant pas né de la dernière pluie, Charlie hautement manipulateur, épingle un sourire des plus suspects.
Attrapant le stylo qu'il mâchouille légèrement pour se concentrer, il oublie presque qu'il avale le coronavirus d'Ever. Salive voyageant sur le pourtour de la tige de plastique, Charlie aligne son nom, sa classe et la durée de la dispense.
Juste aujourd'hui.
- Je préfère revenir te voir à chaque fois.
Clin d’œil significatif, Charlie ne semble même pas dilué son attirance pour Grincheux. De toute évidence, comme ils n'étaient que tous les deux, le brun pouvait bien lever quelques barrières.
- QUOOOOI ? Tu oserais taper un élève, toi ?
Fausse indignation caricaturé, il lui cogne doucement l'épaule comme si Ever était déjà son poto. Charlie on ne le déçoit pas, c'est bien souvent lui qui finir par décevoir les autres. C'est un poison qui contamine ceux qui croient à ses beaux sourires et en ses compliments sincères des plus hypocrites. Il a besoin de l'approbation des autres pour moins se haïr. Cachant cette mauvaise pensée temporaire, il s’insère plus profondément dans la vie d'Ever en l'interrogeant.
Pour ne plus penser à ses faiblesses.
- Et pourquoi tu as voulu faire infirmier scolaire si tu détestes tant les gens et surtout les jeunes ?
Oui parfois Charlie peut faire preuve de lucidité. Sa curiosité morbide ne l'aide pas toujours à se faire des amis mais il est toujours très curieux d'entendre sa réponse.
